Avec sa forme longiligne, ses larges baies vitrées et son élégant bardage de bois, l'usine de 4.000 m2 de Ledger tranche avec la laideur habituelle des bâtiments industriels. Installée dans la banlieue de Vierzon, au cœur d'une région économiquement sinistrée, elle produit de petits objets électroniques tenant dans une poche, semblables à des clés USB. Des porte-monnaie destinés à contenir des valeurs numériques: cryptomonnaies, NFT, tokens…
Fondé en 2014 par une équipe pionnière de huit entrepreneurs, Ledger s'est taillé une place de numéro un mondial dans la protection de ces nouvelles richesses. Environ 20% des cryptoactifs échangés dans le monde sont protégés par ses "Ledger", marque devenue un mot commun. L'entreprise en a vendu 5 millions depuis 2016, dont 2,5 millions en 2022. Et ce n'est qu'un début, estime son PDG, Pascal Gauthier. Ce patron à la dégaine de rocker ambitionne d'en faire "la première entreprise tech européenne", visant une capitalisation de 100 milliards d'euros. "Chaque génération technologique a eu son champion. Nous voulons être celui du Web 3", dit-il.
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OS maison
Protéger les monnaies électroniques est un enjeu critique: avec l'envolée des cryptomonnaies, des particuliers peuvent détenir des millions de dollars sur un smartphone. Pour s'en emparer, il suffit de voler la clé privée, une série de 51 caractères qui donne accès à un compte. Or, "les smartphones ne sont pas faits pour garder nos valeurs numériques", souligne le secrétaire général de Ledger Jean-Michel Pailhon. C'est en revanche le cas des porte-monnaie que l'entreprise fabrique. Associant un savoir-faire né de la carte à puce, une spécialité bien française, à la cryptographie, la science du chiffrement, ils fonctionnent avec un système d'exploitation maison, dont Ledger seul possède le secret. Une spécificité unique que l'on comprend mieux en visitant la salle de production de Vierzon: fournie par le géant grenoblois STMicroelectronics, chaque puce passe dans une machine qui charge l'OS sur les couches de silicium. Les deux modèles de porte-monnaie lancés par Ledger sont assemblés ici: le Nano S Plus (79 euros), connecté à un PC pour fonctionner, et le Nano X (149 euros), qui communique par Bluetooth avec un ordinateur ou un téléphone. La clientèle est mondiale: jouxtant l'usine, l'entrepôt dernier cri exporte ses produits dans 165 pays en 48 heures. "Certaines commandes ont un caractère urgent, comme après la faillite de la plateforme Celsius" en juillet 2020, explique Marwa Valais, la directrice de la logistique.
Inaugurée en juillet 2019, l'usine de Vierzon n'est qu'un premier jalon. Car l'entreprise doit faire face à la forte croissance de la demande. Certes, la chute récente des cryptomonnaies a refroidi l'engouement. Mais Ledger surfe sur la sensibilité grandissante aux enjeux de sécurité. "Produire des dizaines de millions de produits par an, nous savons faire. Nous préparons l'outil pour accélérer", explique Pascal Gauthier. Une planification qui s'appuie sur plusieurs accords de sous-traitance avec des géants de la microélectronique.
Diffusion grand public
Pour gérer l'hypercroissance, la société pilote aussi ses finances au plus près. Elle peut compter sur un chiffre d'affaires en progression et des réserves de trésorerie issues de ses dernières levées de fonds. En aval, elle vient de muscler son système de distribution. Pour la première fois, ses produits seront vendus "sur étagère" dans les 900 magasins de Best Buy, le "Darty américain", avec lequel Ledger a signé un partenariat le 2 septembre. En France, il prépare un accord similaire avec deux distributeurs. Autant d'avancées dans la construction d'une marque grand public. Pour conserver son avance historique sur ses concurrents, Ledger met le paquet sur la pédagogie, le marketing et les partenariats, comme pour le Nano S vendu dans un coffret aux couleurs du jeu vidéo crypto The Sandbox.
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Pour faire grandir sa marque, Ledger est passé du hardware au logiciel. En juillet 2021, il a sorti une nouvelle version de son appli Ledger Live, interface entre le porte-monnaie matériel et un smartphone. Sur le modèle de l'App Store, elle accueille tous les services qui souhaitent s'y connecter: sans quitter cet environnement, on peut acheter, épargner, payer ses impôts… "Nous voulons que Ledger Live soit le plus connecté possible au monde du Web 3", souligne Pascal Gauthier. Etape importante, la plateforme est liée depuis fin 2021 à la Bourse FTX, le géant des transactions crypto.
Ledger se déploie aussi vers le méta-vers, cet univers virtuel où s'échangent un nombre croissant de NFT ou objets numériques uniques. En juin, il a lancé Ledger Market. "Ce nouvel outil permet à un artiste ou une marque de créer une collection de NFT sécurisée dès l'origine", explique Sébastien Badault, le "Monsieur métavers" et vice-président du groupe.
Recrutements clés
S'inspirant ouvertement du succès d'Apple, Ledger y a fait des recrutements clés: le patron des opérations B to C, Ian Rogers, avait supervisé le streaming musical chez Apple avant d'être patron du digital de LVMH (actionnaire de Challenges). Passé eux aussi par la firme à la pomme, Cyril Labidi développe les "produits spéciaux" et Mondher Ben-Hamida pilote les achats et la production.
Le champion français évolue dans un environnement ultracompétitif et mouvant, où la concurrence avance vite. Davantage tourné vers les clients institutionnels, l'israélien Bridgeblocks a choisi, par exemple, de protéger les clés privées dans un Cloud où elles sont fragmentées en morceaux. "La conservation des actifs numériques est un enjeu énorme, estime Ivan de Lastours, spécialiste blockchain et crypto à Bpifrance. Qui le maîtrisera? Impossible à dire, mais Ledger est bien positionné."